Rendre la réalité inacceptable.
Dans l'effervescence des années 1970, de jeunes sociologues créent autour de Pierre Bourdieu une nouvelle revue : Actes de la recherche en sciences sociales. Cet objet scientifique non identifié associe, au service d'une approche critique, des enquêtes rigoureuses à des moyens graphiques empruntés à la bande dessinée. Dans un des premiers numéros, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski publient « La production de l'idéologie dominante » (1976). Ce texte analyse la façon dont se fabriquent les thèmes qui, forgés dans des lieux de pouvoir, nourrissent les débats qui font l'actualité. Trente ans plus tard, Luc Boltanski revient sur la genèse de ce texte : il est toujours actuel, même si les thématiques dont se nourrit l'idéologie dominante ne cessent de se déplacer. Une idéologie pour rester dominante doit évoquer la nécessité d'un changement permanent.
Devant la famille rassemblée pour le repas du soir passent sur l'écran de la télévision des cortèges de miséreux, des corps d'affamés ou de suppliciés. Que faire de ce fait social ? Dans quelle mesure peut-on dire, de la souffrance à distance, qu'elle comporte, pour le spectateur, des exigences morales, voire une dimension politique ?
Face à la souffrance, un seul impératif : celui de l'action. Or, il existe trois manières de parler de la souffrance : la topique de la dénonciation ; la topique du sentiment et la topique esthétique, qui ont été forgées, notamment dans la littérature, après l'introduction de l'argument de la pitié en politique, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais sous quelles conditions une parole sur la souffrance peut-elle être tenue pour une parole agissante ? Cette question ouvre sur la crise actuelle de la pitié et sur les débats récurrents concernant l'action humanitaire et sa représentation dans les médias. Elle touche par là aux dimensions politiques de la vie quotidienne.
La sociologie est une discipline en bouleversement. Son grand bond en avant dans les années soixante à quatre-vingt fut largement porté par la conviction, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, que « l'individuel, et même le personnel, le subjectif, est social, collectif » : « les agents sociaux sont le produit de l'histoire de tout le champ social et de l'expérience accumulée au cours d'une trajectoire déterminée dans le sous-champ considéré ». Il revenait au sociologue de dévoiler à chacun les forces inconscientes qui le mouvaient en réalité. A l'orée des années 1990, un tournant majeur s'est opéré, notamment grâce à Luc Boltanski. Voilà que désormais les acteurs savent ce qu'ils font, pourquoi et comment. Ils ont des compétences. Au sociologue de les prendre au mot. La justice devient une compétence : elle résulte de la mobilisation de principes et de valeurs de référence par des individus, à leur niveau, afin, sans recours à la violence, d'exprimer un désaccord et d'assurer par un accord nouveau une situation de coexistence avec autrui. Cela suppose que le sociologue prenne en sérieux compte les situations concrètes, les objets communs, l'expression des motifs maîtrisés sur lesquels l'individu appuie la justification de ses revendications. Il en résulta, en sociologie, mais aussi en philosophie politique, en anthropologie, en histoire et en science politique, que l'identité des individus n'était plus singulière ni d'un bloc, mais plurielle, construite largement par l'individu plutôt que définitivement ou essentiellement assignée par la place qu'il occupe dans le champ social. L'ouvrage que nous reprenons de Luc Boltanski a marqué ce tournant : il esquisse les modèles destinés à clarifier les capacités que les personnes mettent en oeuvre lorsqu'elleréclament justice, lorsque, renonçant au calcul et, par conséquent, au recours à la norme, elles se lancent dans des actions gratuites, ou bien au contraire recourent à la force. Autant d'approches qui posent la question de l'injustice et des manoeuvres que chacun entreprend pour obtenir réparation.
Pourquoi, au tournant des XIXe et XXe siècles, observe-t-on tour à tour : le développement du roman policier, dont le coeur est l'enquête, et du roman d'espionnage, qui a pour sujet le complot ; l'invention, par la psychiatrie, de la paranoïa, dont l'un des symptômes principaux est la tendance à entreprendre des enquêtes interminables, prolongées jusqu'au délire ; l'orientation nouvelle de la science politique qui, se saisissant de la problématique de la paranoïa, la déplace du plan psychique sur le plan social et prend pour objet l'explication des événements historiques par les " théories du complot " ; la sociologie, enfin, qui se dote de formes spécifiques de causalité - dites sociales -, pour détermine les entités, individuelles ou collectives, auxquelles peuvent être attribués les événements qui ponctuent la vie des personnes, celle des groupes, ou encore le cours de l'histoire ? La raison en est la conjoncture nouvelle que créent de profonds changements dans la façon dont est instaurée la réalité sociale.
C'est à l'Etat-nation, tel qu'il se développe à la fin du XIX° siècle, que l'on doit le projet d'organiser et d'unifier la réalité pour une population et sur un territoire. Mais ce projet, proprement démiurgique, se heurte à une pluralité d'obstacles parmi lesquels le développement du capitalisme, qui se joue des frontières nationales, occupe une place centrale. Ainsi la figure du complot focalise des soupçons qui concernent l'exercice du pouvoir : où se trouve réellement le pouvoir et qui le détient, en réalité ? Les autorités étatiques, qui sont censées en assumer la charge, ou d'autres instances, agissant dans l'ombre, banquiers, anarchistes, sociétés secrètes, classe dominante, etc.
? Ainsi s'échafaudent des ontologies politiques qui tablent sur une réalité doublement distribuée : à une réalité officielle, mais de surface et sans doute illusoire, s'oppose une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle. Roman policier et roman d'espionnage, paranoïa et sociologie - inventions à peu près concomitantes - sont solidaires d'une façon nouvelle de problématiser la réalité et de travailler les contradictions qui l'habitent.
Les aventures du conflit entre ces deux réalités - réalité de surface contre réalité réelle- constitue le fil directeur de l'ouvrage.
La sociologie doit-elle être mise au service d'une critique de la société ? La critique détourne-t-elle la sociologie de son projet scientifique ? Luc Boltanski propose ici un cadre permettant d'articuler ces deux approches, apparemment antagoniques. Ce travail d'unification a pour ambition de contribuer au renouvellement actuel des pratiques de l'émancipation.
Pratique universellement répandue, l'avortement est légalisé en France. Introduit de ce fait dans l'espace public, il demeure néanmoins confiné dans l'espace de l'officieux, par suite d'une sorte de pacte tacite, de mauvaise foi sociale.S'appuyant sur une centaine d'observations recueillies à l'hôpital et quarante entretiens approfondis avec des femmes ayant connu l'expérience de l'avortement, sur des données empruntées à l'histoire et à l'anthropologie, Luc Boltanski explique ce refoulement. L'avortement reste dans l'ombre car il révèle une contradiction au foyer du contrat social, opposant le principe de l'unicité des êtres et le postulat de leur nature remplaçable sans lequel nulle société ne se renouvellerait démographiquement.Ce qui fait un être humain, ce n'est pas le foetus, inscrit dans le corps, mais son adoption symbolique. Or, cette adoption suppose la possibilité d'une discrimination entre les embryons que rien ne distingue. Le caractère arbitraire de cette discrimination est au plan social, et parfois individuel, difficilement supportable. La contradiction est rendue vivable par une sorte de grammaire des catégories : au foetus projet - adopté par les parents qui, grâce à la parole, accueillent l'être nouveau en lui donnant un nom - s'oppose le foetus tumoral, embryon accidentel et qui ne sera pas l'objet d'un projet de vie.Grammaire, expérience mise en récit et perspective historique se nouent ici pour faire de l'avortement, rendu depuis des décennies politiquement légal, une expérience désormais socialement audible.
Le problème particulier de la catégorie des cadres posé à la sociologie est celui-là même de son existence : qu'y a-t-il en effet de commun entre un grand patron parisien issu de la vieille bourgeoisie et sorti d'une grande ecole, un ancien ouvrier devenu chef d'atelier, un représentant de commerce, un ingénieur de recherche de l'aérospatiale passé par le cnrs ? chacun peut prétendre au titre de cadre.
Pourtant presque tout les distingue : les diplômes, les revenus, l'origine sociale, le type d'activité professionnelle et jusqu'au genre de vie et aux opinions politiques. ainsi, on ne peut dire de ce groupe qu'il existe comme une substance, ni même comme un ensemble homogène défini par l'association du semblable au semblable. mais on ne peut pas dire non plus qu'il n'existe pas : de quelle science souveraine le sociologue pourrait-il s'autoriser pour constater la réalité d'un principe d'identité dans lequel se reconnaissent les agents sociaux ?
Pour sortir du cercle oú s'enferment les débats sans fin sur la " position de classe " des cadres, il faut prendre pour objet la conjoncture historique dans laquelle le groupe s'est constitué.
Commençant avec la crise de 1936, son histoire sera étroitement mêlée à celle des luttes sociales et politiques qui accompagnent la reconversion de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie traditionnelles. pourtant, le regroupement des cadres n'est pas un simple résultat d'une fatalité économique ou technique. il a réclamé la mise en oeuvre de multiples technologies sociales de mobilisation, d'identification et de classement.
Et c'est au terme d'un immense travail collectif que le groupe s'est incarné dans ses institutions et a fini par faire reconnaître son existence comme fondée de toute éternité, dans la nature des choses.
Luc et Christian Boltanski sont frères. Chacun, avec les moyens dont il dispose, explore le rapport entre une image - verbale ou graphique -, d'autant plus saillante qu'elle se trouve détachée de son contexte, et les références vers lesquelles on peut chercher à l'orienter, dans l'intention, dirait-on, de la «comprendre». Cette démarche prend, dans un cas, la voie du commentaire, dans l'autre celle de la fragmentation. Dans les deux cas se pose la question de savoir si la paraphrase ou le rapprochement font surgir un sens en le révélant comme on dévoilerait un lien préexistant mais caché ou, plus radicalement, en en repoussant toujours plus loin l'exigence.
À l'instant se présente comme un cycle de poèmes en quatre parties, composé sur une dizaine d'années. La cohésion en est donnée par le retour des mêmes thèmes d'une partie à l'autre, ainsi que par l'usage, au sein de chacune d'elles, d'une même forme qui lie chaque poème à son commentaire.
Presents a foundational work of post-Bourdieu sociology that examines a range of situations where people justify their actions. This book argues that justifications fall into six main logics exemplified by six authors: civic (Rousseau), market (Adam Smith), industrial (Saint-Simon), domestic (Bossuet), inspiration (Augustine), and fame (Hobbes).
Lieder contient trente deux chants distribués en quatre cycles (Pour une disparue, Ce dont l'histoire se souvient, Ce qui survient au passage, Morts d'accompagnement), associés à des circonstances, et donc aussi, par conséquent, à des états d'esprit différents, à l'intersection entre des histoires personnelles et l'histoire tout court. Ces chants peuvent être lus (comme on dit, « à voix basse »), ou, de préférence, être dits « à haute voix », tels quels ou accompagnés par de la musique (composée, comme ce fut déjà le cas pour Les Limbes, par Franck Krawczyk). Pour une performance orale, deux ou trois voix sont nécessaires. L'unité formelle de l'ensemble est en effet assurée par le recours à deux procédés polyphoniques (déjà utilisés, mais séparément, dans trois ouvrages précédents : Poème, 1993, Arfuyen ; A l'instant, Melville/Leo Scheer, 2003 ; Les Limbes, éditions MF, 2006). Le premier procédé, associe à chaque texte des « notes explicatives » rassemblées en fin de volume. Ces notes, en précisant la référence hors du texte des motif figurant dans le texte, paraissent d'abord destinées à « faire comprendre » ce dont il parle en en restituant le « contexte ». Mais son intention véritable est de rendre palpable l'inanité de cette entreprise, puisque le déploiement du contexte est une tâche sans fin et, par là, d'inscrire le poème dans son lieu véritable, c'est-à-dire dans l'entre-deux qui sépare le texte et son commentaire. Le second procédé, inspiré de l'écriture musicale, fait intervenir, à l'intérieur de chaque texte, différentes voix, qui se superposent, se complètent ou se contredisent. Ces différentes voix, sont notées graphiquement (par la police et la taille des caractères) et leur place est définie. Toutefois les comédiens et les musiciens qui voudraient interpréter ces chants seraient libres de modifier la relation entre les différentes voix et de les combiner à leur convenance. Le terme de Lieder, qui donne son titre à l'ensemble, ne doit pas être pris à la lettre puisque, comme dans le cas de la ballade, l'agencement des figures prend parfois un tour narratif. C'est bien pourtant dans l'intention de rejoindre l'esprit du Lied que ces chants ont été composés.
Un avion écrasé dans la jungle sur une falaise, dans un monde perdu. Plus bas, l'eau monte, tout y passera. Un souverain déchu, entouré de monstres, un savant magicien, une pure jeune fille et sa nourrice, un financier chinois, une ethnologue américaine, un pilote égaré et un jeune premier, des enfants substitués, des sexes transformés, l'amour, des singes presque humains, des humains inhumains, des crimes, des coups de théâtre, et, pour faire bon compte, un dieu, un dirigeable, un baiser, une baleine, bref, vous avez compris, c'est un opéra : théologico bouffe, philosophico baroque, politico bédé, classique et actuel. Prenez, par exemple, La Flûte enchantée, des comics américains des années trente, les débats contemporains les plus pointus - bioéthiques, biopolitiques, écolocritiques, nature & culture, et tutti quanti -, agitez, versifiez, et vous aurez Déluge. Ne riez pas, c'est sérieux : l'humanité survivra-t-elle ?
Nuits est composé de deux pièces - la nuit de montagnacet la nuit de bellelande - dont les intrigues se déroulent simultanément (entre le soir du 24 décembre et le matin du 25), à l'intérieur d'un même cadre spatial (l'adret et l'ubac d'une haute vallée), entre des personnages qui, pour certains d'entre eux, participent aux deux cours d'action.
Dans l'une et l'autre, le diable mène le jeu et retourne le souci d'humanité et l'esprit d'abnégation en folie inhumaine. dans la nuit de montagnac, il endosse la figure, traditionnelle, de l'accusateur et amène des responsables de "l'action humanitaire", retirés dans une ferme isolée pour un moment de réflexion et de retraite, à se soupçonner les uns les autres et à se haïr jusqu'à vouloir se détruire.
Dans la nuit de bellelande, le malin adopte la figure - dont les tragédies du xxe siècle ont révélé le caractère parfois diabolique -, de l'organisateur. les habitants de bellelande prétendent d'abord venir en aide à un convoi de malheureux en perdition (des sans-papiers ? des tziganes venus de l'est ? existent-ils vraiment ? la pièce ne le dit pas). mais, sous l'impulsion du diable, l'organisation des secours se transforme en entreprise de destruction.
Le ressort de la pièce est ainsi constitué par l'engagement progressif de personnes ordinaires, se présentant d'abord comme bien intentionnées, dans le crime collectif.
Certaines actions sont de l'ordre de la justice.
Elles ont la réciprocité pour règle et prennent appui sur des principes d'équivalence permettant de fonder l'équilibre des relations et des échanges ou de dénoncer ce qui est contraire ; mais le sens de la justice n'est pas sans cesse en alerte et les gens ne passent pas leur temps à se demander ce qu'ils se doivent les uns aux autres. il existe des actions d'un autre genre dont on dit qu'elles relèvent de l'amour ; elles se manifestent par la gratuité, le renoncement au calcul et, par conséquent, la mise à l'écart de l'équivalence devenue inutile ; de ces différents modes d'action, mais aussi de la violence qui réduit la relation à un affrontement entre des forces, ils sont tous capables.
Mais comment en sont-ils capables ?
Et comment font-ils pour passer, parfois soudainement, d'un mode à un autre ?
Luc boltanski examine la possibilité de traiter la justice et l'amour en tant que compétences et esquisse des modèles destinés à clarifier les capacités que les personnes mettent en oeuvre lorsqu'elles réclament justice, donnent gratuitement, recourent à la force ou encore lorsqu'elles basculent d'un mode à un autre.
Ces modèles, appliqués à l'analyse de litiges permettent de mieux comprendre le sentiment d'injustice et les manoeuvres que les personnes entreprennent pour obtenir réparation.
En effet les opérations que les acteurs d'un litige peuvent mettre en oeuvre pour faire valoir leur cause doivent, pour être acceptables, tenir compte de contraintes dont l'analyse permet de dégager des règles, que l'on peut décrire comme on décrit les règles d'une grammaire.
Des livres à lire et à écouter, des livres faits de deux espaces hétérogènes : celui de la page et celui du disque (CD ou DVD), des espaces dont nous voulons dans cette collection interroger les relations. Peut-on lire en écoutant ? Qu'est-ce que l'écoute d'un CD ou la vision d'un DVD peut apporter à la lecture d'un livre ? Peut-on imaginer des disques qui ne soient pas illustratifs ?
Voici un ouvrage qui surprendra. Car on n'y retrouvera pas les êtres qui nous sont familiers : ici, point de groupes, de classes sociales, d'ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d'électeurs auxquels nous ont habitués les sciences sociales ; point de ces personnes sans qualités que philosophie politique et économie nomment individus ; point, non plus, de ces personnages grandeur nature que nous dépeignent histoire et anthropologie.Non, ici, c'est de vous, de nous tous qu'il est question, dès lors que, vivant en société, nous vivons en situation, c'est-à-dire dans des rapports aux autres et aux choses. À chaque instant, nous cherchons à rendre compréhensibles nos conduites, afin d'assurer - à quelque niveau que ce soit : le groupe, l'entreprise, la collectivité - la coexistence avec autrui par l'accord . Tels sont le rôle et la nature de la justification.La sociologie traditionnelle, quelle qu'en soit l'école, prétend que les personnes rationalisent leurs conduites au nom de motifs apparents et fallacieux alors qu'elles sont, en réalité, déterminées par des forces cachées et objectives qu'il revient, bien évidemment, au sociologue de dévoiler...En rupture de ban avec la perspective cavalière que la philosophie politique et la sociologie ont longtemps adoptée face à l'ordre social, Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont pris le parti de traiter sérieusement les personnes et leurs prétentions à la justice. Ils ont voulu comprendre quels sont les principes, les équivalences, les valeurs de référence - ce qu'ils appellent les grandeurs - auxquels les acteurs en appellent lorsqu'ils veulent manifester leur désaccord sans recourir à la violence. S'éloignant en cela des théories de la justice, les auteurs montrent comment les personnes prennent appui sur des objets communs, présents dans la situation, pour asseoir leurs justifications.Il en résulte un ouvrage original qui construit un cadre permettant d'analyser la relation entre accord et discorde, et qui nourrit ses réflexions de l'analyse serrée de la littérature de management comme de lettres de dénonciation adressées aux grands quotidiens ou de classiques de la philosophie politique. Il en résulte un ouvrage ambitieux qui ouvre la voie à une approche qui ne réduise plus les acteurs à des agents dominés par des forces extérieures, mais qui les étudie en situation de maîtrise de leur conduite et de leur coexistence dans le monde de tous les jours.
Le capitalisme prospère ; la société se dégrade. Le profit croît, comme l'exclusion. La véritable crise n'est pas celle du capitalisme, mais celle de la critique du capitalisme. Trop souvent attachée à d'anciens schémas d'analyse, la critique conduit nombre de protestataires à se replier sur des modalités de défense efficaces dans le passé mais désormais largement inadaptées aux nouvelles formes du capitalisme redéployé. Cette crise, Eve Chiapello et Luc Boltanski, sociologues, l'analysent à la racine. Ils tracent les contours du nouvel esprit du capitalisme à partir d'une analyse inédite des textes de management qui ont nourri la pensée du patronat, irrigué les nouveaux modes d'organisation des entreprises : à partir du milieu des années 70, le capitalisme renonce au principe fordiste de l'organisation hiérarchique du travail pour développer une nouvelle organisation en réseau, fondée sur l'initiative des acteurs et l'autonomie relative de leur travail, mais au prix de leur sécurité matérielle et psychologique. Ce nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce à la formidable récupération de la « critique artiste », celle qui, après Mai 68, n'avait eu de cesse de dénoncer l'aliénation de la vie quotidienne par l'alliance du Capital et de la bureaucratie. Une récupération qui a tué la « critique artiste ». Dans le même temps la « critique sociale » manquait le tournant du néocapitalisme et demeurait rivée aux vieux schémas de la production hiérarchisée ; on la trouva donc fort démunie lorsque l'hiver de la crise fut venu. C'est à une relance conjointe des deux critiques complémentaires du capitalisme qu'invite cet ouvrage sans équivalent.
L'originalité des recherches de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n'est plus à démontrer.Les deux sociologues s'intéressent dans ce nouvel ouvrage à deux processus constitutifs de l'espace public. D'une part, les processus de mise en actualité:se saisissant de ce qui se passe maintenant, ces processus font connaître à nombre de personnes l'existence de faits que ces dernières n'ont pas, pour la plupart, directement vécus et les accompagnent généralement d'une description et d'une interprétation. Et, d'autre part, les processus de politisation:se saisissant de faits mis en actualité, ces processus les problématisent, en sorte que l'actualité concerne chacun, et par conséquent aussi l'État, tout en donnant lieu à des interprétations dont les divergences suscitent des commentaires, des polémiques et des divisions.Boltanski et Esquerre fondent leurs analyses sur les milliers de commentaires mis en ligne par des lecteurs du quotidien Le Monde en septembre et octobre 2019; et les milliers de commentaires postés sur deux chaînes de vidéo d'actualité passée mises en ligne en janvier 2021 par l'Institut national de l'audiovisuel. Chemin faisant, ils reconstituent la norme du dicible en comparant les commentaires publiés et les commentaires rejetés par les instances de modération; ils saisissent des opinions en train de se faire, au lieu de les recueillir sous la forme stabilisée, souvent réflexive et prudente, des réponses à des entretiens ou des sondages. Ils cartographient les processus de politisation à notre époque, tels le féminisme, l'écologie, l'immigration, les religions, le nationalisme, l'Europe, etc.Loin d'être un livre de plus sur la presse, les médias ou les réseaux sociaux, c'est ici un grand livre sur la formation de l'opinion politique en démocratie et la manière dont en sont affectées nos vies quotidiennes.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre restituent le mouvement historique qui, depuis le dernier quart du XXe siècle, a profondément modifié la façon dont sont créées les richesses dans les pays d'Europe de l'ouest, marqués d'un côté par la désindustrialisation et, de l'autre, par l'exploitation accrue de ressources qui, sans être absolument nouvelles, ont pris une importance sans précédent. L'ampleur de ce changement du capitalisme ne se révèle qu'à la condition de rapprocher des domaines qui sont généralement considérés séparément - notamment les arts, particulièrement les arts plastiques, la culture, le commerce d'objets anciens, la création de fondations et de musées, l'industrie du luxe, la patrimonialisation et le tourisme. Les interactions constantes entre ces différents domaines permettent de comprendre la façon dont ils génèrent un profit : ils ont en commun de reposer sur l'exploitation du passé.
Ce type d'économie, Boltanski et Esquerre l'appellent économie de l'enrichissement.
Parce que cette économie repose moins sur la production de choses nouvelles qu'elle n'entreprend d'enrichir des choses déjà là ; parce que l'une des spécificités de cette économie est de tirer parti du commerce de choses qui sont, en priorité, destinées aux riches et qui constituent aussi pour les riches qui en font commerce une source d'enrichissement.
Alors l'analyse historique revêt, sous la plume des auteurs, une deuxième dimension : l'importance, l'extension et l'hétérogénéité des choses qui relèvent désormais de l'échange ouvrent sur une critique résolument nouvelle de la marchandise, c'est-à-dire toute chose à laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire, et de ses structures. La transformation, particulièrement sensible dans les États qui ont été le berceau de la puissance industrielle européenne, et singulièrement en France, devient indissociable de l'analyse de la distribution de la marchandise entre différentes formes de mise en valeur.
On comprend d'entrée que cet ouvrage est appelé à faire date.
"Jours de colère" a réuni le 26/01/14 des milliers de manifestants. Ce qui ne se serait jamais produit il y a encore quelques années sans susciter l'indignation, nourrit désormais notre actualité et se manifeste aussi bien dans les conversations, que dans les votes et les actes de gouvernement. La situation politique apparaît aujourd'hui comme exceptionnelle : elle se caractérise par une dérive vers la droite tirée vers l'extrême de toute la société.
Que l'impossible d'hier devienne chose probable aujourd'hui suppose une situation d'autant plus inquiétante que ceci ne concerne pas uniquement la France. S'il est possible d'éviter ce que nous ne voulons pas, il faut commencer par répondre à la question : "Qu'est-ce que notre actualité ?". C'est à cette tache que ce texte s'associe.
A quelles conditions la philosophie politique et la sociologie permettent-elles d'ouvrir aujourd'hui de nouveaux espaces de liberté ? Comment, dans un monde globalisé, rendre aux individus leur autonomie et garantir davantage de justice sociale ? Comment réarticuler critique de la domination et philosophie de l'émancipation pour leur redonner une efficacité ? Telles étaient les questions posées dans le cadre du festival «Mode d'emploi», organisé par la Villa Gillet en novembre 2012, lors du débat de Luc Boltanski et Nancy Fraser, animé par Philippe Corcuff.
Le livre conçu aujourd'hui à partir de ce débat propose une ouverture par Philippe Corcuff, un dialogue réagencé et révisé où alternent les voix de Luc Boltanski et de Nancy Fraser, enfin un post-scriptum de la main de chacun des deux intervenants.